Entre modélisation et expérimentation : un cercle vertueux

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Dossier

 

Entre modélisation et expérimentation : un cercle  vertueux

 

Objectif difficile que de décrire la méthode scientifique dans une science aussi transversale que la chimie. Tantôt proche de la physique par l’emploi des outils, tantôt proche de la biologie par l’objet étudié, les approches ont néanmoins un point commun : elles sont toutes ancrées dans la multidisciplinarité.

Qu’est-ce que la chimie ? Une science exacte qui étudie la matière et ses transformations. Mais plus que ça, « la chimie est un domaine qui fait le lien entre les lois de la physique générale et les applications dans le domaine de la matière vivante (sciences de la vie) et de la matière inerte (par exemple, sciences des matériaux) », résume David Beljonne, Directeur de recherches FNRS (UMONS), spécialiste en chimie des matériaux. « Cet aspect multidisciplinaire est la raison pour laquelle j’ai choisi la chimie. » Francesca Cecchet, Chercheuse qualifiée FNRS (UNamur) incarne, elle aussi, cette transversalité de la chimie : elle travaille en chimie expérimentale, au sein d’un laboratoire de physique, dans le domaine des sciences des surfaces, et plus spécifiquement sur les nanomatériaux en lien avec les interfaces biologiques. « Il est évident que la multidisciplinarité est essentielle. J’ai toujours travaillé avec des outils de physique pour comprendre le monde des interfaces des systèmes biologiques. Je fais donc vraiment le pont entre les trois principales disciplines des sciences exactes : la chimie, la physique et la biologie. »

 


Francesca Cecchet, Chercheuse qualifiée FNRS, Namur Institute of Structured Matter (NISM), UNamur

« Je peux me retrouver avec un tournevis en main car il faut reconfigurer un composant optique. »

Chimie plurielle

La chimie regorge de disciplines diverses. Si nos deux chercheurs sont actifs dans des domaines proches l’un de l’autre, il faut également compter avec la chimie organique ou encore la chimie analytique. À chaque discipline correspond une méthode scientifique différente. « Les outils peuvent différer, mais il y a un dénominateur commun tout de même, tempère David Beljonne. Tous les scientifiques travaillent plus ou moins de la même façon. »Systématiquement, le projet de recherche démarre par une bonne question de départ. « La question de recherche peut démarrer d’une discussion entre collègues lors de conférences, d’une lecture d’un article. Le partage d’expertises différentes sur des thématiques proches amène souvent des questions de recherche intéressantes », témoigne Francesca Cecchet. « Notre travail de recherche est fortement multidisciplinaire. Dès lors, la méthodologie scientifique utilisée est ajustée en fonction du problème étudié, renchérit David Beljonne. Prenons un exemple. Nous nous intéressons à la fois à des semi-conducteurs organiques moléculaires (vivants) et inorganiques (non vivants). Alors que dans le premier cas, une approche en orbitales moléculaires dans le cadre de la chimie quantique et utilisant les molécules comme blocs élémentaires est particulièrement appropriée, l’utilisation de fonctions d’onde cristallines et des méthodes de la physique de l’état solide est plus adéquate dans le second cas. »

 


David Beljonne, Directeur de recherches FNRS, Laboratoire de Chimie des matériaux nouveaux, UMONS

« La méthodologie scientifique utilisée est ajustée en fonction du problème étudié. »

Dans tous les cas, le point de départ consiste à poser une (ou plusieurs) hypothèse(s) de travail. « Nous mettons ensuite en place des modèles de simulation informatiques permettant de vérifier ou d’infirmer cette (ces) hypothèse(s) ; c’est ce qu’on appelle la modélisation. Ensuite, on analyse et interprète les résultats de ces simulations et on les confronte avec les données expérimentales disponibles. Par exemple[1], dans le cas des panneaux solaires, des processus de recombinaison de charges provoquent un phénomène non désiré : ils réduisent le rendement quantique des cellules solaires organiques. La modélisation permet de comprendre ces mécanismes et, sur cette base, de proposer des modifications de la structure chimique des molécules utilisées. Ces nouvelles structures, si elles sont utilisables, sont alors synthétisées par nos collègues chimistes de synthèse et utilisées comme composante active dans des dispositifs photovoltaïques fabriqués et caractérisés par des collègues physiciens et ingénieurs. Le retour de ces travaux expérimentaux vers la modélisation permet soit d’affiner les modèles, soit de remettre en cause les hypothèses de départ. Il s’agit donc d’un processus en cycle que l’on espère vertueux… »

L’importance de bons échantillons

L’expérimentation, c’est justement le domaine de Francesca Cecchet, avec une méthode de travail différente de la modélisation. « Il faut d’abord s’assurer de ce que nous voulons étudier avec notre outil expérimental. Ensuite, une fois les conditions expérimentales définies, il faut réfléchir aux échantillons. Leur préparation est importante : il faut qu’ils soient cohérents avec la question scientifique et qu’ils correspondent à l’outil expérimental que nous allons utiliser. En même temps, il faut s’assurer de ne pas détourner les propriétés des échantillons pour qu’ils correspondent aux conditions d’expérimentation et à l’outil employé. C’est une contrainte. Il faut trouver des solutions physico-chimiques pour préparer les échantillons de manière à ce qu’ils répondent correctement à la problématique. »

Et il faut également parfois mettre la main à la pâte, littéralement. « J’utilise des outils de physique optique. Ce sont des outils développés "maison", ce qui est assez rare. Et dans ce cadre, je dois souvent réaliser des interventions techniques sur les équipements. Après la préparation des échantillons, grâce à des approches typiques de physico-chimie (formation de films par des outils d’électrochimie, réaction entre molécules et surfaces, processus d’auto-assemblage, plasma…), je peux me retrouver avec un tournevis en main car il faut reconfigurer un composant optique afin que le faisceau de lumière prenne la direction voulue… On fait vraiment le saut de la chimie des surfaces à l’optique. »

Processus itératif

Le travail expérimental ne s’arrête pas là, puisqu’il faut ensuite s’atteler à la partie mesure, qui peut prendre plusieurs semaines de travail. « Il faut reproduire plusieurs fois le même résultat, vérifier la reproductibilité des données pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’erreurs, d’artefacts », explique la chercheuse namuroise. À noter que l’échec d’une expérimentation n’est pas un échec per se, puisqu’il « peut mener à la compréhension d’un aspect collatéral que l’on n’avait pas imaginé ou anticipé ».

Par ailleurs, l’expérimentation n’est pas forcément la suite logique de la modélisation. « Soit la théorie prédit une hypothèse que l’expérimentation valide, soit l’expérimentation a besoin de la théorie pour interpréter les résultats obtenus. L’intérêt est donc de combiner les deux approches », estime Francesca Cecchet. Ce que corrobore David Beljonne : « Le lien avec l’expérimentation est toujours important pour le théoricien. Il faut toujours vérifier son modèle. Il y a des approximations, des incertitudes que l’expérimentation doit lever. Il y a évidemment des allers-retours fréquents entre modélisation et expérimentation. C’est un processus itératif. Il est parfois important de sortir de la boucle pour se concentrer, par exemple, sur le développement méthodologique qui vise à affiner les méthodes employées, afin qu’elles deviennent davantage prédictives, qu’elles se rapprochent de plus en plus de la réalité. »

Laurent Zanella

 

[1] Pour en savoir plus : “The Role of Charge Recombination to Triplet Excitons in Organic Solar Cells”, A.J. Gillett, A. Privitera, R. Dilmurat, A. Karki, D. Qian, A. Pershin, G. Londi, W.K. Myers, J. Lee, J. Yuan, S.J. Koa, M.K. Riede, F. Gao, G. Bazan, A. Rao, T.Q. Nguyen, D. Beljonne, and R.H. Friend. Nature 597 (2021) 666-671.

 

L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique