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Dossier
NANOEAR : quand la méthode scientifique se fait translationnelle et multidisciplinaire
17% de la population mondiale souffre de problèmes auditifs. Et si les mécanismes de la malentendance sont de mieux en mieux connus, les traitements marquent le pas. Ce constat est à l’origine du projet NANOEAR, un exemple de recherche translationnelle, collaborative et multidisciplinaire.
« Pour les surdités de perception, caractérisées par une atteinte de l’oreille interne, plus particulièrement des cellules ciliées ou cellules sensorielles et des neurones auditifs, il n’existe actuellement aucun traitement pharmacologique, souligne Brigitte Malgrange, Directrice de recherches FNRS et Vice-Directrice du GIGA de l’ULiège, à l’origine du projet européen NANOEAR. Ces surdités "neurosensorielles" ne répondent qu’à des traitements dits supplétifs : les prothèses auditives et les implants cochléaires. Mais même l’implant cochléaire, qui transforme les signaux sonores en signaux électriques pour les envoyer au cerveau, ne peut fonctionner que si 40% au moins des neurones auditifs sont encore en activité… Or, une fois détruits, pour des raisons génétiques, traumatiques, toxiques ou liées au vieillissement, les neurones ne se régénèrent pas. »
Brigitte Malgrange, Directrice de recherches FNRS, GIGA Stem Cells - Developmental Neurobiology, ULiège
« L’important est que nous sommes cinq partenaires parfaitement complémentaires, chacun ayant un rôle bien défini. »
Candidat médicament
Brigitte Malgrange, qui travaille sur ces surdités neurosensorielles depuis plus de vingt ans, précise qu’elles affectent une personne sur trois après 65 ans. « Or elles favorisent l’isolement, la dépression, les troubles cognitifs et même des pathologies de type démence… D’où l’importance d’un médicament qui permettrait de prévenir, retarder ou inverser la dégénérescence neurosensorielle de l’oreille. » Ce médicament, la start-up liégeoise Dendrogenix, avec laquelle le laboratoire de Brigitte Malgrange collabore étroitement, en dispose peutêtre déjà. « Elle possède en tout cas une molécule qui pourrait se révéler efficace sur une surdité neurosensorielle due à la mutation d’un gène, la clarine-1. Il faut savoir que les surdités neurosensorielles sont à 50% d’origine génétique, avec plus d’une centaine de gènes identifiés. Mais cibler un seul de ces gènes est déjà un pas dans la bonne direction ! »
Encore faut-il que ce candidat médicament parvienne dans l’oreille interne, en quantité suffisante pour pouvoir produire ses effets. « L’oreille interne est un compartiment totalement isolé de l’extérieur et donc très difficile d’accès, souligne Brigitte Malgrange. Dendrogenix a testé sa molécule par voie orale et par voie sous-cutanée, mais, pour qu’elle soit encore active à son arrivée sur place, la dose de départ doit être si forte que les effets secondaires pourraient être néfastes ! » La solution ? « Prendre un raccourci, grâce à un nanovecteur qui délivre le candidat médicament à l’endroit d’intérêt et l’y maintient suffisamment longtemps pour induire une régénération neuronale. » C’est dire si l’appel à projets EuroNanoMed III de 2021, consacré à des projets transnationaux innovants en nanomédecine, tombait tout à fait à point ! Ainsi naquit NANOEAR.
Un projet, deux modèles
Restait à constituer un partenariat répondant aux exigences très poussées d’EuroNanoMed. Si la collaboration avec Dendrogenix était incontournable, un deuxième partenaire s’imposait tout aussi naturellement : le laboratoire du Professeur Aziz El-Amraoui, dans le Département de Neuroscience de l’Institut Pasteur, à Paris. « Je n’ai pas hésité, commente le Professeur El-Amraoui, non seulement parce que je connais Brigitte Malgrange depuis longtemps et que, selon moi, les meilleurs partenariats sont fondés sur des facteurs humains, mais aussi parce que son laboratoire et le mien sont très complémentaires. Elle développe des modèles cellulaires pour des atteintes de l’oreille interne et moi les modèles animaux correspondants. En combinant nos approches, nous sommes en mesure de mieux évaluer l’efficacité de la molécule produite par la start-up liégeoise pour la protection et la régénération des neurones auditifs. »
Aziz El-Amraoui, Directeur de recherches, Département de Neuroscience, Institut Pasteur (Paris)
« Selon moi, les meilleurs partenariats sont fondés sur des facteurs humains. »
Selon le Professeur El-Amraoui, « l’avantage des modèles animaux est qu’ils permettent de décortiquer les séquences d’événements qui entraînent la perte de l’audition en cas de gène défectueux ». Mais, pour bâtir une étude interdisciplinaire allant de l’être humain aux modèles cellulaires et animaux correspondants, il a été décidé d’inviter un quatrième partenaire : le chercheur espagnol José Millan, généticien de la surdité. « Il s’intéresse à tous les gènes impliqués dans les surdités, et pas seulement à la clarine-1, précise Brigitte Malgrange. Mais, pour notre projet, il va recruter des patients présentant la mutation génétique qui nous intéresse et permettre la collection de cellules nécessaires à la production des modèles cellulaires. Depuis cinq ans, notre laboratoire liégeois travaille en effet sur les cellules souches dites "à pluripotence induite", obtenues à partir de cellules adultes déjà différenciées. En 2012, cette formule a d’ailleurs valu le Prix Nobel de Médecine à ses découvreurs, John Gurdon et Shinya Yamanaka. »
Complémentarité
À Liège, les cellules issues des patients suivis par José Millan seront donc retransformées en cellules souches, qui seront ensuite différenciées en cellules de l’oreille interne. « Nous pourrons ainsi les étudier directement, résume Brigitte Malgrange, et même tenter un premier contact avec la molécule de Dendrogenix, avant que le laboratoire de l’Institut Pasteur ne l’essaie chez l’animal. » Enfin, la start-up de leur partenaire turque Rana Sanyal, chercheuse à l’Université du Bosphore à Istanbul, développera le nanovecteur nécessaire pour introduire la molécule de Dendrogenix dans l’oreille interne, par voie transtympanique, et la relarguer dans le milieu intérieur intracellulaire. « C’est notre interface entreprise-université qui nous l’a trouvée, et elle a accueilli notre proposition avec enthousiasme, car elle avait déjà encapsulé des molécules de toutes sortes, mais toujours dans le domaine du cancer. Pour elle, le changement était le bienvenu. Et, pour notre projet, l’important est que nous sommes cinq partenaires parfaitement complémentaires, chacun ayant un rôle bien défini. » Un partenariat débutant auquel l’industrie pharmaceutique s’intéresse déjà.
« L’idée de la survie neuronale peut s’appliquer à tout un ensemble de pathologies, commente le Professeur El-Amraoui. Même abstraction faite de l’origine génétique, les enjeux sont multiples : maintenir suffisamment de neurones en activité pour assurer le fonctionnement de l’implant cochléaire, combattre la perte de neurones liée à l’âge, régénérer les neurones détruits par un traumatisme… La molécule pourrait même être utilisée à titre préventif. » Le projet NANOEAR a donc un bel avenir devant lui. « Et c’est tant mieux, conclut Brigitte Malgrange. Car, même si elle ne menace pas la vie, la surdité impacte lourdement la qualité de la vie ! »
Le réseau de recherche européen EuroNanoMed
EuroNanoMed a vu le jour en 2008 afin d’encourager la compétitivité des acteurs européens dans le domaine de la nanomédecine à travers le développement d’une recherche translationnelle collaborative et multidisciplinaire et les transferts technologiques entre acteurs académiques, cliniques et industriels. Cette volonté a pris la forme d’un réseau européen ERA-NET (European Research Area Network), soutenu par la Commission européenne et pas moins de 25 ministères et agences nationales de recherche situés dans 20 États membres de l’Union européenne et Pays Associés. Le réseau a lancé 12 appels à projets multilatéraux afin de poursuivre ses objectifs finançant non moins que 120 projets pour un montant total de 103,4 millions d’euros. Moins de 20% des projets candidats sont financés dans le cadre des appels hautement compétitifs lancés par ce réseau.
Brigitte Malgrange est coordinatrice du consortium NANOEAR, lauréat du douzième et dernier appel d’EuroNanoMed, EuroNanoMed III. L'appel avait reçu 104 propositions à la première étape et seuls 10 projets ont été financés. NANOEAR rassemble l’ULiège, l’Institut Pasteur (France), l’Instituto de Investigacion Sanitaria La Fe (Espagne), la PME belge Dendrogenix et la PME turque RS Research. Le montant total du projet est de 675.000 € ; le FNRS y a contribué à hauteur de 200.000 € via son instrument PINT-Multi.
Marie-Françoise Dispa
L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique