FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro
Dossier
Histoire de l’art
La méthode scientifique en histoire de l'art et archéologie fait appel à une multiplicité d'outils et de compétences, depuis la critique des sources écrites jusqu'à l'analyse des œuvres et des objets, en passant par l'expérimentation du geste artistique lui-même. Trois chercheurs lèvent le voile sur leur méthode propre, et pointent les erreurs à ne pas commettre.
Gaylen Vankan
Le jeu de piste intericonique
Gaylen Vankan, Aspirant FNRS à l'ULiège, étudie les procédés créatifs à la Renaissance par le biais de l’intericonicité, un concept issu des sciences philologiques.
C’est à travers le cas emblématique de Jan Swart van Groningen, peintre néerlandais du 16e siècle, que Gaylen Vankan a choisi d’étudier les procédés créatifs à la Renaissance. Il s’attache à dresser le premier catalogue exhaustif des œuvres de cet artiste majeur, étonnamment oublié par la critique. « Par la mise en série des œuvres et une étude détaillée des images, il s’agit de dépasser l’approche monographique traditionnelle et de proposer une analyse approfondie des procédés créatifs. Ces démarches invitent à repenser des concepts tels que l’invention et l’innovation », explique le chercheur.
Gaylen Vankan, Aspirant FNRS, UR sur le Moyen Âge et la première Modernité (Transitions), ULiège
« L’historien de l’art entend rendre compte de la singularité d’une œuvre d’art, de ce qui la distingue des autres. »
Une attention à la singularité
Pour Gaylen Vankan, un historien de l’art doit avoir plusieurs cordes à son arc : sa méthode scientifique repose sur des compétences multiples, notamment sur la démarche historienne qu’il applique aux documents d’archives. « Les sources écrites susceptibles de fournir des informations sur la vie d’un artiste ou de documenter la réalisation d’une œuvre sont rigoureusement critiquées », précise-t-il. Il en va de même pour l’étude du matériau iconique. « Chaque œuvre fait l’objet d’une analyse matérielle, iconographique et stylistique minutieuse. L’objectif est de vérifier son authenticité, de préciser sa provenance, mais aussi de distinguer les réalisations du maître de celles d’autres artistes ou de copies d’atelier. » La critique d’authenticité passe aussi par le recours à des techniques de datation et d’imagerie scientifiques de pointe. La réflectographie infrarouge, par exemple, permet de mettre en évidence le dessin sous-jacent à une couche picturale. « L’application de ces méthodes à l’étude de notre patrimoine a contribué à l’avancée significative des connaissances. Elles fournissent en effet des données nouvelles, que l’historien de l’art doit ensuite comprendre et interpréter », précise Gaylen Vankan.
Face aux modèles méthodologiques fondés sur l’induction ou la déduction, tels que préconisés dans d’autres champs des sciences humaines, l’histoire de l’art se distingue par l’attention qu’elle porte à la singularité de l’objet artistique. « Davantage qu’il ne cherche à mettre en exergue l’adhésion d’une œuvre d’art à un ensemble générique, l’historien de l’art entend au contraire rendre compte de sa singularité, de ce qui la distingue des autres. C’est précisément dans sa singularité que l’œuvre fait sens. »
Entre reprise et invention
Le concept d’intericonicité est au cœur des recherches menées par Gaylen Vankan. Il dérive de celui d’intertextualité, développé dans le champ des études littéraires. Ce dernier repose sur l’idée qu’un texte ne naît pas du néant, mais qu’il est nécessairement nourri par la production qui le précède. « Il en va de même pour les images, explique le chercheur. La création ex nihilo n’existe pas vraiment. L’imaginaire visuel de tout imagier est nécessairement nourri par l’environnement visuel au sein duquel il évolue. » Afin d’identifier les modèles qui ont nourri l’artiste, le chercheur doit donc se lancer dans une véritable enquête. « Il faut garder à l’esprit que les artistes voyageaient, et que les œuvres voyageaient aussi, par exemple sous la forme de reproductions gravées qui assuraient la diffusion d’une image à travers l’Europe entière. Les artistes tiraient volontiers leur inspiration des œuvres de leurs prédécesseurs et contemporains. »
Mais Gaylen Vankan cherche aussi à percer les motivations qui sous-tendent ces réinventions. « Les modes de réappropriation créative peuvent revêtir des formes diverses : reprise purement formelle, préservation du sens originel, adaptation à de nouvelles contraintes thématiques, etc. » À cet égard, projeter des considérations modernes sur les réalités du passé représente un danger dont l’historien de l’art doit se prémunir. « Aujourd’hui, l’identité artistique se construit dans la rupture. Les réalisations de la Renaissance laissent entrevoir une réalité différente. Le génie créatif d’un artiste se manifestait alors dans sa capacité à réinterpréter et réinventer des formes du passé pour produire des images innovantes. » La méthode scientifique repose aussi sur cette faculté de décentrement, au cœur même du jeu de piste.
L’erreur méthodologique à ne pas commettre ?
« Ces dernières années, la numérisation croissante des collections de plusieurs grands musées internationaux, désormais accessibles en ligne, a grandement facilité l’accès à des données – iconographiques notamment – toujours plus nombreuses. Mais il est illusoire de croire qu’une reproduction photographique, même de haute résolution, peut remplacer l’étude de l’œuvre elle-même. Certaines propriétés matérielles n’apparaissent pas sur des clichés photographiques. C’est le cas, par exemple, du filigrane. Cette marque propre au fabricant du papier ne se dévoile que dans l’obscurité, au moyen d’une table lumineuse qui révèle la structure interne du papier. Elle représente une donnée de première importance pour préciser la date d’une gravure ou d’un dessin ancien et pour établir son authenticité. Dans mon cas, les œuvres de Jan Swart van Groningen sont dispersées à travers le monde. Mon mandat de chercheur FNRS m’offre l’opportunité d’accomplir les déplacements indispensables pour analyser sur place toutes les pièces qui constituent mon corpus d’étude. »
Lise Saussus
À l’épreuve de l’archéologie expérimentale
Lise Saussus est Chargée de recherches FNRS à l'UCLouvain. Elle travaille sur la production et l'utilisation des alliages à base de cuivre (bronze, laiton...) du 5e au 15e siècle entre Seine et Meuse. Des recherches qui requièrent l’association de multiples méthodes.
Parures, chaudrons, bassins, cloches, canons... : les objets à base de cuivre ont traversé la période médiévale. Lise Saussus concentre sa recherche sur le territoire nord-européen et sur les objets du quotidien, pour lesquels les sources sont à la fois archéologiques et écrites. « Ma double formation d’archéologue et d’historienne me permet de faire feu de tout bois, c'est-à-dire d'utiliser le maximum de sources différentes pour répondre à une problématique donnée », raconte-t-elle.
Lise Saussus, Chargée de recherches FNRS, Institut des civilisations, arts et lettres (INCA), UCLouvain
« Il ne suffit pas de décrire des techniques : il faut aussi les confronter à des contraintes matérielles. »
Feu de toute source
Du côté de l’archéologie, il peut s'agir de déchets d'ateliers, de chutes de production, mais aussi des objets eux-mêmes, que l'archéologie permet de relier à un contexte d'utilisation. Les sources écrites peuvent quant à elles comprendre des documents de comptabilité, des actes de vente, des contrats d'artisan, des sources réglementaires, judiciaires, etc. Impossible, selon Lise Saussus, de séparer fermement les deux disciplines. « Histoire de l’art et archéologie concourent au même but : mieux connaître les pratiques de consommation et de production. Je prône le décloisonnement des disciplines, car il me semble difficile de concevoir aujourd'hui une recherche sans interdisciplinarité. »
À ces sources archéologiques et écrites peuvent s'ajouter les données de l'archéométrie (qui utilise les outils de la physique et de la chimie), des observations ethnographiques (études de ces savoir-faire dans les régions du monde où ils perdurent), des sources iconographiques (par exemple des manuscrits médiévaux montrant des objets dans leur contexte d'utilisation) ou encore les données de l'archéologie expérimentale.
Collaborer avec les artisans
L'archéologie expérimentale consiste à reproduire des procédés ou des objets pour confronter le résultat aux hypothèses formulées sur base des sources archéologiques ou écrites. « Il ne s'agit pas de restitution ou de reconstitution, mais d'un véritable protocole scientifique qui permet de tester des procédés difficilement accessibles autrement, comme la consommation de combustibles dans un atelier. Car il ne suffit pas de décrire des techniques : il faut aussi les confronter à des contraintes matérielles, se rendre compte des difficultés opératoires. »
L'archéologie expérimentale suppose ainsi une collaboration étroite avec des artisans : le chercheur doit parfois aussi mettre la main à la pâte. « J'ai appris à marteler et à fondre des métaux auprès d’eux, je leur expose aussi mes hypothèses autour desquelles nous instaurons un dialogue, précise Lise Saussus. Récemment, j'ai travaillé sur l'affinage de l'argent à l'Institut national du patrimoine en France : en collaboration avec une équipe de Cambridge, nous avons pu tester des recettes et l'efficacité de certains procédés. Cela permet par ailleurs de faire naître de nouvelles questions, dans un constant mouvement de va-et-vient. »
L'erreur méthodologique à ne pas commettre ?
« L’une des choses dont il faut se méfier quand on traite différents types de sources, c'est l'anachronisme : on pourrait être tenté d’associer sans précaution des sources qui ont 100 ou 150 ans d'écart, alors qu’elles relèvent de contextes parfois bien différents. La deuxième chose, ce serait de ne pas comprendre le contexte de production de ces sources, ce qui peut créer des biais d'interprétation. Par exemple, un document qui nous parle de la composition des alliages et qui a été produit dans un contexte judiciaire ne peut pas être interprété de la même manière qu'une source réglementaire. Je pense aussi qu'il faut éviter une forme de fétichisme : je suis passionnée par la métallurgie, l'histoire du travail et de la consommation mais pas par les objets eux-mêmes. Ce qui me passionne, ce sont moins les objets que les questions que je pose, les hommes et les femmes qui produisent et utilisent ces objets. »
Joanna Staruch-Smolec
Le geste violonistique au cœur de la méthode
Joanna Staruch-Smolec, Aspirante FNRS au LaM (Laboratoire de Musicologie) de l'ULB, est violoniste et chercheuse. À la lisière de la pratique artistique et de la science, ses travaux tendent à faire revivre le « geste violonistique » du grand virtuose liégeois, Eugène Ysaÿe.
Violoniste diplômée du Conservatoire royal de Bruxelles, Joanna Staruch-Smolec est aujourd'hui doctorante en art et sciences de l’art. « J'ai toujours aimé les sciences et j'avais envie de réfléchir sur ma pratique violonistique, mais je ne m'imaginais pas jusqu'où ça me mènerait. C'est une grande découverte. » Ses recherches portent sur Eugène Ysaÿe (1858-1931). « Ysaÿe est surtout connu pour ses Six Sonates pour violon solo, mais c'est tout d’abord un grand interprète qui a révolutionné la manière de jouer du violon au tournant du 20e siècle », explique la chercheuse.
Joanna Staruch-Smolec, Aspirante FNRS, Laboratoire de musicologie (LaM), ULB
« La méthode scientifique aide à garder l'esprit ouvert. »
À partir de la bibliothèque musicale de l’artiste – quelque 2000 partitions conservées à la Bibliothèque royale de Belgique, au Conservatoire royal de Liège, et au Grand Curtius à Liège –, c'est l’expressivité violonistique d'Eugène Ysaÿe, son « geste » musical, la manière dont il a pu jouer que Joanna Staruch-Smolec tente d'approcher. « J'étudie pour cela les annotations violonistiques, qui concernent les manières d'interpréter. Ce sont souvent des chiffres, qui représentent des doigtés, ou des signes spécifiques, qui indiquent les coups d'archet, mais aussi des commentaires tels que "doucement". Je ne peux d'ailleurs les comprendre qu'en ayant mon violon en main. » En les soumettant à son instrument, Joanna Staruch-Smolec permet aux annotations de prendre forme, confirmant ou non son hypothèse interprétative. « Cette recherche repose fortement sur mes compétences de musicienne », confirme la chercheuse.
Analyse computationnelle
Autre source majeure pour Joanna Staruch-Smolec : les enregistrements d'Ysaÿe, même s’ils ne sont pas représentatifs de son répertoire et n'excèdent pas cinq minutes. « À l'époque, la longueur de cylindre ne permettait pas d'enregistrer plus longtemps. Ce sont par ailleurs des enregistrements assez rudimentaires. » Pour mieux en saisir les nuances, la chercheuse recourt aux outils computationnels, qui permettent notamment de transformer l'enregistrement en spectrogramme, de passer en quelque sorte du monde sonore au monde visuel. Cette représentation aide ensuite à mesurer précisément des caractéristiques du son comme la fréquence, la longueur, le volume. « C'est un peu comme si vous utilisiez une loupe qui vous permet de voir le son enregistré de plus près. »Comme elle le fait avec les partitions, Joanna Staruch-Smolec s'essaie dans un second temps à reproduire la pièce musicale avec son propre instrument, afin de mieux en comprendre les nuances.
De manière singulière, la méthode scientifique passe donc ici par la production d'un geste artistique. « En histoire de l'art, bien des recherches ne supposent pas d'être soi-même artiste, même si beaucoup de musicologues développent une pratique instrumentale et même si beaucoup de musiciens développent un travail de recherche. Mais traditionnellement, le musicologue travaille à partir de sources, écrit un article ou un livre, puis le musicien s'informe à travers ce livre et fait des choix informés en jouant. Maintenir l'articulation entre les deux pour enrichir mutuellement les approches tout du long, c'est beaucoup plus rare. » Le geste artistique est, en retour, soumis à la méthode scientifique, avec ce qu'elle comporte de contre-intuitif. « Souvent, le résultat au violon me paraît bizarre, car on ne joue plus comme ça de nos jours. Et pourtant, on ne peut pas le rejeter tout de suite, simplement parce qu'on n’y est pas habitué... Il est possible qu'Ysaÿe ait joué de cette manière à son époque. La méthode scientifique aide à garder l'esprit ouvert. » Et permet de retrouver ce qui pouvait sembler définitivement perdu : le pur présent d'un geste, d'une vibration.
L'erreur méthodologique à ne pas commettre ?
« L'erreur, dans mon cas, ce serait de trop faire pencher la balance soit du côté de l'art, soit du côté de la méthode scientifique. Pour exposer les résultats de ma recherche, je dois donner un concert. Mais la première fois que j'ai réalisé cet exercice, je voulais tellement montrer certains gestes qu'il y avait quelque chose de très artificiel dans mon jeu. D'un autre côté, je crains toujours de ne pas aller assez loin dans la recherche. Il faut trouver un équilibre entre les deux. »
L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique