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Le terrain du droit

FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro

Dossier

 

Le terrain du droit

 

On fait du droit. On applique le droit. Ou on le fait respecter. Mais faire des recherches en droit ? À l’avant-garde des nouvelles pratiques, Diane Bernard et Christine Frison nous éclairent sur cette discipline plutôt méconnue.

Chercheuse en sciences juridiques ? Voilà qui, souvent, provoque un froncement de sourcils sur un regard interrogateur. Pourtant, on le sait, tout est matière à réflexion, sujet à analyse, à dissection, à évaluation. Le droit dans tous ses aspects – son élaboration, ses interrelations, ses applications, ses impacts, etc. – est un (vaste) champ d’études. La recherche en sciences juridiques est souvent un travail d'interprétation : déterminer avec précision la signification (souvent évolutive) d’une règle, ce qu’a voulu dire son auteur, ce que les acteurs tâchent d’en tirer. Le matériau principal de recherche est alors l’écrit : les instruments juridiques, leurs travaux préparatoires, tout ce qui émane des cours et tribunaux (jugements, arrêts...), ainsi que la doctrine, c’est-à-dire les publications commentant et interprétant les décisions des juges ou des politiques.

Mais la recherche étudie aussi les évolutions du droit. Dans ce cadre, elle s’intéresse premièrement aux nouveaux objets juridiques, c'est-à-dire aux champs où il y a peu ou pas de règles et où la question est de savoir comment on va réglementer (climat, revendications sociales d'un groupe qui s’était peu ou pas fait entendre avant, etc.). Deuxièmement, la recherche peut se pencher sur les nouvelles façons de faire du droit, par exemple sur la place donnée à l'incitation plutôt qu’à la contrainte, les manières de penser les régulations à des niveaux différents depuis la coopérative locale jusqu’à la multinationale. Troisièmement, elle s’intéresse à l'amélioration de ce qui se fait déjà pour contribuer au progrès social (en abordant le droit sous l'angle des féminismes, par exemple).

Law in action

Christine Frison, Chargée de recherches FNRS à l’UCLouvain, et Diane Bernard, Promotrice d’un Projet de recherches FNRS à l’USL-B, ont ce désir scientifique en commun de ne plus s'arrêter au « law in the books », mais d'étudier aussi le « law in action ». Cerner, comprendre comment se rencontrent les règles et les pratiques. C'est lors de sa recherche doctorale que Christine Frison, spécialiste en droit de l’environnement, est venue buter sur les faits. Sa thèse portait sur les systèmes de gouvernance dans le cadre du « Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ». Un texte visant à préserver les variétés de semences au niveau international via un système de gestion collective unique en droit international. En assistant aux négociations, elle se rend compte que ce qui est établi en théorie, à savoir « 1 État = 1 voix », ne s'applique pas parfaitement en pratique, un État n'ayant pas la même voix qu'un autre, c'est-à-dire pas le même effet, la même portée. Si le Canada parle ou si Sao Tomé-et-Principe parle, cela n'a pas du tout le même poids. Voilà qui faussait ses résultats. Pour sortir de l'ornière, la chercheuse se tourne vers d'autres méthodologies de recherche en sciences sociales. « J'ai vraiment été puiser dans plusieurs autres disciplines : sociologie, anthropologie, philosophie éthique, sciences politiques... Et j’ai appliqué la rigueur scientifique propre à ces disciplines-là pour traduire et exprimer la complexité que j'observais et que seules mes lunettes de juriste ne me permettaient pas d’exprimer avec la rigueur et l’objectivité que je souhaitais », précise-t-elle. De la recherche monodisciplinaire, elle passe donc à la recherche interdisciplinaire.

 


Christine Frison, Chargée de recherches FNRS, Institut pour la recherche interdisciplinaire en sciences juridiques (JURI), UCLouvain

« Mes lunettes de juriste seules ne me permettaient pas d’exprimer la complexité que j’observais. »

Se décentrer

Diane Bernard, spécialisée en philosophie du droit et codirectrice du Séminaire Interdisciplinaire d'Études Juridiques (SIEJ), a dès le départ mené un double cursus. En droit et en philosophie. « Être toujours entre deux eaux engendre une humilité. Car c’est inconfortable de se trouver entre l’expertise la plus pointue et la volonté de faire des liens, d’essayer de comprendre les questions transversales. J’y réponds par la collaboration collective. C’est extrêmement exigeant, c’est énormément de travail, mais c’est ce qui m’intéresse », souligne la Professeure de l’Université Saint-Louis - Bruxelles. Le SIEJ a depuis toujours mené la recherche en droit sous l'étendard de l’interdisciplinarité et Diane Bernard y a été « biberonnée ». « L’idée fondamentale, c’est que pour faire de la recherche en droit, on doit prendre très au sérieux le discours des juristes et donc comprendre les technicités, les réflexes, les références purement juridiques, mais qu’à la fois on ne peut comprendre le phénomène juridique qu’en se décentrant et en allant nourrir le regard d’autres connaissances. Pour moi, c’est surtout par la philosophie, mais aussi de plus en plus par les méthodes empiriques de la sociologie. »

 


Diane Bernard, Professeure et promotrice PDR-FNRS, Faculté de Droit, USL-B

« On ne peut comprendre le phénomène juridique qu’en se décentrant. »

Car, comme pour Christine Frison, le terrain est pour Diane Bernard une dimension incontournable. Impossible de s’en tenir aux textes : il est nécessaire de s’intéresser au vécu des justiciables et des juristes. Ne pas s’arrêter aux grands principes mais aller voir comment cela se passe dans la vie. Sous l’angle du genre pour Diane Bernard, sous l’angle de la relation humain-nature pour Christine Frison.

La complexité du vécu

Dans son deuxième post-doctorat, cette dernière explore en effet un réseau alternatif de production agricole en Europe. « Je vais m’immerger dans le Réseau Meuse-Rhin-Moselle et travailler avec eux pour comprendre comment ils mettent en place des filières de production alternatives au système dominant en Belgique. Je vais analyser la mise en place de la filière de blé panifiable bio et la filière de maraîchage depuis la semence jusqu’à la vente du produit. L’idée étant de rendre visibles toutes les difficultés et les contraintes que ces acteurs rencontrent et qui incluent donc des obligations juridiques telles que la certification des semences pour pouvoir les commercialiser, l’obligation d’étiquetage, etc. », expose Christine Frison. Voilà qui l’enthousiasme mais qui ne va pas faciliter sa vie de chercheuse. Ne pas rentrer dans les cases, cela signifie plus de difficultés à être comprise, publiée et financée…

Mais pour elle comme pour Diane Bernard, une méthodologie interdisciplinaire faisant une large place au terrain est le gage d’une meilleure appréhension et compréhension de la complexité et de l’aspect mouvant de leur sujet d'étude. Elle permet de même l'indispensable prise en compte des biais cognitifs à l’œuvre. Toutes deux estiment pouvoir mener ainsi une recherche plus objective et plus rigoureuse car croiser les méthodologies de différentes sciences vient renforcer la solidité de leur recherche puisqu’elle est sans cesse questionnée, mise au défi par d’autres points de vue.

Madeleine Cense

 

L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique