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FNRS.news 124 - Sur les traces de la méthode scientifique

La critique historique : une méthode mais aussi un rempart ?

FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro

Dossier

 

La critique historique : une méthode mais aussi un rempart ?

 

De Karl Popper à Paul Veyne, il s’est peu à peu imposé que l’histoire était un « roman vrai ». Entendons par là que l’histoire est une telle accumulation de créations en tous genres, d’événements, de comportements, d’intentions, de discours et de tant d’autres productions humaines (et même, pour certains, animales voire végétales) que l’on ne peut qu’en donner un éclairage nécessairement partiel.

En collaboration avec

Une part du travail de l’historien consiste alors à rendre intelligible un passé qui ne répond pas à des lois ni même à des règles, qu'il conviendrait de découvrir pour en expliquer l’évolution globale, voire en déduire l’avenir. Le récit historique n’a donc rien à voir avec la description d’un phénomène physique ou chimique que l’on aurait perçu dans son ensemble, objectivé et dont l’existence ou le comportement répondrait, par lui-même et mécaniquement, à une loi. Non pas qu’il n’y ait pas de constantes en histoire. Non pas que l’on ne puisse établir une récurrence d’effets à partir de causes semblables. Mais la diversité des approches envisageables déplace sans cesse le point de vue sur l’enchaînement des faits. Il n’en demeure pas moins que, quelle que soit la part de subjectivité à l’œuvre dans l’angle de description choisi, ce « roman » doit être vrai et, à défaut, le plus probable. Le récit historique n’est donc pas une libre lecture d’un choix d’éléments (événements ou intentions) dont on ne pourrait démontrer la réalité. Son souci est bel et bien, en tout premier lieu, la vérité, c’est-à-dire l’adéquation au réel, et, à tout le moins, la validité des matériaux sur lesquels repose un raisonnement qui s’efforcera, lui aussi, de répondre à des impératifs logiques et documentés très stricts. On distingue ainsi souvent une démarche analytique (qui établit la documentation, pour le dire rapidement) et une démarche synthétique (qui tisse une intelligibilité entre les faits).

 


Didier Viviers, Secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique

« La critique historique subit de plein fouet la déconstruction post-moderne, qui met en doute la notion même de vérité. »

Tant l’approche analytique que la réalisation d’une synthèse historique répondent à des méthodes précises que l’historien se doit d’appliquer et que l’on a pris l’habitude, depuis au moins le début du 19e siècle, d’appeler « critique historique ». Ces techniques ont évolué au fur et à mesure que la documentation de l’historien s’élargissait, du document écrit aux vestiges archéologiques, en passant par les sources orales ou visuelles, des récits aux tableaux de chiffres, de la littérature à la documentation grise, pour ne citer que quelques champs d’ouverture. En fait, l’évolution du métier d’historien a surtout consisté en un enrichissement des sources qui, souvent, ouvrait vers de nouveaux domaines d’enquêtes. Mais dans tous les cas, le principe de base demeure le souci de la source première à laquelle il convient de faire subir une intense critique afin d’en établir la validité et la fiabilité, tout comme le degré de pertinence par rapport à la question posée.

On peut donc aisément considérer que ces techniques offrent un rempart contre la propagation des fake news, qui ont existé de tous temps, mais constituent aujourd’hui un usage presque banal. La critique historique n’est-elle pas rôdée à la détection du mensonge ? Et l’on pourrait alors se satisfaire de cette solution, d’ailleurs largement et magnifiquement appliquée par certains médias, contre ce terrible fléau que représente l’invention d’une « vérité alternative ». Mais si je reprends ici cette expression qui cache mal sa perversité, c’est que la critique historique subit de plein fouet la déconstruction post-moderne, qui met en doute la notion même de vérité en prétendant utiliser le principe de la critique (ou même de l’hyper-critique). Ainsi, les complotistes se déclarent-ils fréquemment les champions de la méthode critique, s’appliquant à critiquer les thèses communément acceptées par celles et ceux qu’ils qualifient alors de crédules. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir ainsi ces complotistes de tous bords construire, au nom de la critique, leur « vérité alternative ». Comme l’écrivait récemment Pierre-André Taguieff, « la grande ruse des complotistes aguerris, c’est de monopoliser la posture critique, au point de se présenter comme l’incarnation même de l’esprit critique, rejetant tous les dogmes et ne respectant aucun tabou ». Or, il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une démarche critique, mais plutôt de ce que Taguieff appelle une « radicalisation du soupçon ». Car il faut en revenir à ce qu’écrivait Marc Bloch dans l’un des livres les plus inspirants sur le métier d’historien : « Le scepticisme de principe n’est pas une attitude intellectuelle plus estimable ni plus féconde que la crédulité, avec laquelle d’ailleurs il se combine aisément dans beaucoup d’esprits un peu simples[1] ».

Il faut donc redire que le soupçon systématique ne fonde pas à lui seul une méthode. Au contraire, toute la finesse de la critique historique consiste, sur la base d’une observation précise et d’un travail de validation qui ne répond à aucun autre objectif que celui d’établir la crédibilité d’une source, à doser, mesurer, argumenter, comparer, contextualiser, sans juger et tout en reconnaissant ses doutes comme les vides de notre connaissance. Les « outils de l’historien » restent très efficaces, pour peu qu’on les maîtrise en profondeur. Établir les faits requiert des compétences techniques, étudier les traces laissées par nos prédécesseurs impose une infinie tolérance et une profonde curiosité, distinguer les témoignages volontaires de ceux qui ne le sont pas constitue l’une des bases de la critique historique, et un angle de lecture des données qui nous entourent tout particulièrement riche.

Aussi, doit-on maintenir et étendre les cours de critique historique bien au-delà des cursus d’histoire proprement dits. C’est souvent le cas en Belgique, du moins pour les sciences humaines et sociales, même si le titre varie ; ce l’est aussi fréquemment en Allemagne ou en Suisse, un peu plus rarement en France, à l’exception de Sciences-Po, mais ce l’est de moins en moins ailleurs. Même dans les cursus d’histoire des pays anglo-saxons, la critique historique n’apparaît que rarement enseignée en tant que telle. On dira qu’elle s’enseigne par la pratique du métier, mais ce n’est peut-être pas suffisant à une époque où il est important de formaliser les principes méthodologiques si l’on veut les renforcer. Le risque est grand de tout concentrer sur la maîtrise des théories qui déterminent la synthèse des faits sans prendre la peine d’affiner les techniques de critique des sources sur lesquelles reposent l’établissement de ces mêmes faits. D’autant plus que l’hyper-numérisation des données modifie à nouveau en profondeur la nature des documents à traiter et, partant, les techniques à développer pour en assurer à la fois la collecte et la critique. C’est là bien plus qu’une question de pratique. C’est avant tout une question de méthode qui nécessite d’être posée en tant que telle. Marc Bloch considérait, dans ce même ouvrage écrit en captivité durant la 2e guerre mondiale, que « tout livre d’histoire digne de ce nom devrait comporter un chapitre (…) qui s’intitulerait à peu près : ‘Comment puis-je savoir ce que je vais dire ?’ »[2]. Cette exigence semble revêtir une forte actualité et on ne s’en étonnera pas de la part d’un historien qui était tout particulièrement conscient de sa responsabilité sociale.

Didier Viviers

 

[1] Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, 1949 [2e éd. 1952], p. 35.

[2] Op.laud., p. 30

 

L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique

 


Histoire de l’art

FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro

Dossier

 

Histoire de l’art

 

La méthode scientifique en histoire de l'art et archéologie fait appel à une multiplicité d'outils et de compétences, depuis la critique des sources écrites jusqu'à l'analyse des œuvres et des objets, en passant par l'expérimentation du geste artistique lui-même. Trois chercheurs lèvent le voile sur leur méthode propre, et pointent les erreurs à ne pas commettre.

 

Gaylen Vankan

Le jeu de piste intericonique

Gaylen Vankan, Aspirant FNRS à l'ULiège, étudie les procédés créatifs à la Renaissance par le biais de l’intericonicité, un concept issu des sciences philologiques.

C’est à travers le cas emblématique de Jan Swart van Groningen, peintre néerlandais du 16e siècle, que Gaylen Vankan a choisi d’étudier les procédés créatifs à la Renaissance. Il s’attache à dresser le premier catalogue exhaustif des œuvres de cet artiste majeur, étonnamment oublié par la critique. « Par la mise en série des œuvres et une étude détaillée des images, il s’agit de dépasser l’approche monographique traditionnelle et de proposer une analyse approfondie des procédés créatifs. Ces démarches invitent à repenser des concepts tels que l’invention et l’innovation », explique le chercheur.


Gaylen Vankan
, Aspirant FNRS, UR sur le Moyen Âge et la première Modernité (Transitions), ULiège

« L’historien de l’art entend rendre compte de la singularité d’une œuvre d’art, de ce qui la distingue des autres. »

Une attention à la singularité

Pour Gaylen Vankan, un historien de l’art doit avoir plusieurs cordes à son arc : sa méthode scientifique repose sur des compétences multiples, notamment sur la démarche historienne qu’il applique aux documents d’archives. « Les sources écrites susceptibles de fournir des informations sur la vie d’un artiste ou de documenter la réalisation d’une œuvre sont rigoureusement critiquées », précise-t-il. Il en va de même pour l’étude du matériau iconique. « Chaque œuvre fait l’objet d’une analyse matérielle, iconographique et stylistique minutieuse. L’objectif est de vérifier son authenticité, de préciser sa provenance, mais aussi de distinguer les réalisations du maître de celles d’autres artistes ou de copies d’atelier. » La critique d’authenticité passe aussi par le recours à des techniques de datation et d’imagerie scientifiques de pointe. La réflectographie infrarouge, par exemple, permet de mettre en évidence le dessin sous-jacent à une couche picturale. « L’application de ces méthodes à l’étude de notre patrimoine a contribué à l’avancée significative des connaissances. Elles fournissent en effet des données nouvelles, que l’historien de l’art doit ensuite comprendre et interpréter », précise Gaylen Vankan.

Face aux modèles méthodologiques fondés sur l’induction ou la déduction, tels que préconisés dans d’autres champs des sciences humaines, l’histoire de l’art se distingue par l’attention qu’elle porte à la singularité de l’objet artistique. « Davantage qu’il ne cherche à mettre en exergue l’adhésion d’une œuvre d’art à un ensemble générique, l’historien de l’art entend au contraire rendre compte de sa singularité, de ce qui la distingue des autres. C’est précisément dans sa singularité que l’œuvre fait sens. »

Entre reprise et invention

Le concept d’intericonicité est au cœur des recherches menées par Gaylen Vankan. Il dérive de celui d’intertextualité, développé dans le champ des études littéraires. Ce dernier repose sur l’idée qu’un texte ne naît pas du néant, mais qu’il est nécessairement nourri par la production qui le précède. « Il en va de même pour les images, explique le chercheur. La création ex nihilo n’existe pas vraiment. L’imaginaire visuel de tout imagier est nécessairement nourri par l’environnement visuel au sein duquel il évolue. » Afin d’identifier les modèles qui ont nourri l’artiste, le chercheur doit donc se lancer dans une véritable enquête. « Il faut garder à l’esprit que les artistes voyageaient, et que les œuvres voyageaient aussi, par exemple sous la forme de reproductions gravées qui assuraient la diffusion d’une image à travers l’Europe entière. Les artistes tiraient volontiers leur inspiration des œuvres de leurs prédécesseurs et contemporains. »

Mais Gaylen Vankan cherche aussi à percer les motivations qui sous-tendent ces réinventions. « Les modes de réappropriation créative peuvent revêtir des formes diverses : reprise purement formelle, préservation du sens originel, adaptation à de nouvelles contraintes thématiques, etc. » À cet égard, projeter des considérations modernes sur les réalités du passé représente un danger dont l’historien de l’art doit se prémunir. « Aujourd’hui, l’identité artistique se construit dans la rupture. Les réalisations de la Renaissance laissent entrevoir une réalité différente. Le génie créatif d’un artiste se manifestait alors dans sa capacité à réinterpréter et réinventer des formes du passé pour produire des images innovantes. » La méthode scientifique repose aussi sur cette faculté de décentrement, au cœur même du jeu de piste.

L’erreur méthodologique à ne pas commettre ?

« Ces dernières années, la numérisation croissante des collections de plusieurs grands musées internationaux, désormais accessibles en ligne, a grandement facilité l’accès à des données – iconographiques notamment – toujours plus nombreuses. Mais il est illusoire de croire qu’une reproduction photographique, même de haute résolution, peut remplacer l’étude de l’œuvre elle-même. Certaines propriétés matérielles n’apparaissent pas sur des clichés photographiques. C’est le cas, par exemple, du filigrane. Cette marque propre au fabricant du papier ne se dévoile que dans l’obscurité, au moyen d’une table lumineuse qui révèle la structure interne du papier. Elle représente une donnée de première importance pour préciser la date d’une gravure ou d’un dessin ancien et pour établir son authenticité. Dans mon cas, les œuvres de Jan Swart van Groningen sont dispersées à travers le monde. Mon mandat de chercheur FNRS m’offre l’opportunité d’accomplir les déplacements indispensables pour analyser sur place toutes les pièces qui constituent mon corpus d’étude. »

 

Lise Saussus

À l’épreuve de l’archéologie expérimentale

Lise Saussus est Chargée de recherches FNRS à l'UCLouvain. Elle travaille sur la production et l'utilisation des alliages à base de cuivre (bronze, laiton...) du 5e au 15e siècle entre Seine et Meuse. Des recherches qui requièrent l’association de multiples méthodes.

Parures, chaudrons, bassins, cloches, canons... : les objets à base de cuivre ont traversé la période médiévale. Lise Saussus concentre sa recherche sur le territoire nord-européen et sur les objets du quotidien, pour lesquels les sources sont à la fois archéologiques et écrites. « Ma double formation d’archéologue et d’historienne me permet de faire feu de tout bois, c'est-à-dire d'utiliser le maximum de sources différentes pour répondre à une problématique donnée », raconte-t-elle.

 


Lise Saussus
, Chargée de recherches FNRS, Institut des civilisations, arts et lettres (INCA), UCLouvain

« Il ne suffit pas de décrire des techniques : il faut aussi les confronter à des contraintes matérielles. »

Feu de toute source

Du côté de l’archéologie, il peut s'agir de déchets d'ateliers, de chutes de production, mais aussi des objets eux-mêmes, que l'archéologie permet de relier à un contexte d'utilisation. Les sources écrites peuvent quant à elles comprendre des documents de comptabilité, des actes de vente, des contrats d'artisan, des sources réglementaires, judiciaires, etc. Impossible, selon Lise Saussus, de séparer fermement les deux disciplines. « Histoire de l’art et archéologie concourent au même but : mieux connaître les pratiques de consommation et de production. Je prône le décloisonnement des disciplines, car il me semble difficile de concevoir aujourd'hui une recherche sans interdisciplinarité. »

À ces sources archéologiques et écrites peuvent s'ajouter les données de l'archéométrie (qui utilise les outils de la physique et de la chimie), des observations ethnographiques (études de ces savoir-faire dans les régions du monde où ils perdurent), des sources iconographiques (par exemple des manuscrits médiévaux montrant des objets dans leur contexte d'utilisation) ou encore les données de l'archéologie expérimentale.

Collaborer avec les artisans

L'archéologie expérimentale consiste à reproduire des procédés ou des objets pour confronter le résultat aux hypothèses formulées sur base des sources archéologiques ou écrites. « Il ne s'agit pas de restitution ou de reconstitution, mais d'un véritable protocole scientifique qui permet de tester des procédés difficilement accessibles autrement, comme la consommation de combustibles dans un atelier. Car il ne suffit pas de décrire des techniques : il faut aussi les confronter à des contraintes matérielles, se rendre compte des difficultés opératoires. »

L'archéologie expérimentale suppose ainsi une collaboration étroite avec des artisans : le chercheur doit parfois aussi mettre la main à la pâte. « J'ai appris à marteler et à fondre des métaux auprès d’eux, je leur expose aussi mes hypothèses autour desquelles nous instaurons un dialogue, précise Lise Saussus. Récemment, j'ai travaillé sur l'affinage de l'argent à l'Institut national du patrimoine en France : en collaboration avec une équipe de Cambridge, nous avons pu tester des recettes et l'efficacité de certains procédés. Cela permet par ailleurs de faire naître de nouvelles questions, dans un constant mouvement de va-et-vient. »

L'erreur méthodologique à ne pas commettre ?

« L’une des choses dont il faut se méfier quand on traite différents types de sources, c'est l'anachronisme : on pourrait être tenté d’associer sans précaution des sources qui ont 100 ou 150 ans d'écart, alors qu’elles relèvent de contextes parfois bien différents. La deuxième chose, ce serait de ne pas comprendre le contexte de production de ces sources, ce qui peut créer des biais d'interprétation. Par exemple, un document qui nous parle de la composition des alliages et qui a été produit dans un contexte judiciaire ne peut pas être interprété de la même manière qu'une source réglementaire. Je pense aussi qu'il faut éviter une forme de fétichisme : je suis passionnée par la métallurgie, l'histoire du travail et de la consommation mais pas par les objets eux-mêmes. Ce qui me passionne, ce sont moins les objets que les questions que je pose, les hommes et les femmes qui produisent et utilisent ces objets. »

 

Joanna Staruch-Smolec

Le geste violonistique au cœur de la méthode

Joanna Staruch-Smolec, Aspirante FNRS au LaM (Laboratoire de Musicologie) de l'ULB, est violoniste et chercheuse. À la lisière de la pratique artistique et de la science, ses travaux tendent à faire revivre le « geste violonistique » du grand virtuose liégeois, Eugène Ysaÿe.

Violoniste diplômée du Conservatoire royal de Bruxelles, Joanna Staruch-Smolec est aujourd'hui doctorante en art et sciences de l’art. « J'ai toujours aimé les sciences et j'avais envie de réfléchir sur ma pratique violonistique, mais je ne m'imaginais pas jusqu'où ça me mènerait. C'est une grande découverte. » Ses recherches portent sur Eugène Ysaÿe (1858-1931). « Ysaÿe est surtout connu pour ses Six Sonates pour violon solo, mais c'est tout d’abord un grand interprète qui a révolutionné la manière de jouer du violon au tournant du 20e siècle », explique la chercheuse.

 


Joanna Staruch-Smolec
, Aspirante FNRS, Laboratoire de musicologie (LaM), ULB

« La méthode scientifique aide à garder l'esprit ouvert. »

À partir de la bibliothèque musicale de l’artiste – quelque 2000 partitions conservées à la Bibliothèque royale de Belgique, au Conservatoire royal de Liège, et au Grand Curtius à Liège –, c'est l’expressivité violonistique d'Eugène Ysaÿe, son « geste » musical, la manière dont il a pu jouer que Joanna Staruch-Smolec tente d'approcher. « J'étudie pour cela les annotations violonistiques, qui concernent les manières d'interpréter. Ce sont souvent des chiffres, qui représentent des doigtés, ou des signes spécifiques, qui indiquent les coups d'archet, mais aussi des commentaires tels que "doucement". Je ne peux d'ailleurs les comprendre qu'en ayant mon violon en main. » En les soumettant à son instrument, Joanna Staruch-Smolec permet aux annotations de prendre forme, confirmant ou non son hypothèse interprétative. « Cette recherche repose fortement sur mes compétences de musicienne », confirme la chercheuse.

Analyse computationnelle

Autre source majeure pour Joanna Staruch-Smolec : les enregistrements d'Ysaÿe, même s’ils ne sont pas représentatifs de son répertoire et n'excèdent pas cinq minutes. « À l'époque, la longueur de cylindre ne permettait pas d'enregistrer plus longtemps. Ce sont par ailleurs des enregistrements assez rudimentaires. » Pour mieux en saisir les nuances, la chercheuse recourt aux outils computationnels, qui permettent notamment de transformer l'enregistrement en spectrogramme, de passer en quelque sorte du monde sonore au monde visuel. Cette représentation aide ensuite à mesurer précisément des caractéristiques du son comme la fréquence, la longueur, le volume. « C'est un peu comme si vous utilisiez une loupe qui vous permet de voir le son enregistré de plus près. »Comme elle le fait avec les partitions, Joanna Staruch-Smolec s'essaie dans un second temps à reproduire la pièce musicale avec son propre instrument, afin de mieux en comprendre les nuances.

De manière singulière, la méthode scientifique passe donc ici par la production d'un geste artistique. « En histoire de l'art, bien des recherches ne supposent pas d'être soi-même artiste, même si beaucoup de musicologues développent une pratique instrumentale et même si beaucoup de musiciens développent un travail de recherche. Mais traditionnellement, le musicologue travaille à partir de sources, écrit un article ou un livre, puis le musicien s'informe à travers ce livre et fait des choix informés en jouant. Maintenir l'articulation entre les deux pour enrichir mutuellement les approches tout du long, c'est beaucoup plus rare. » Le geste artistique est, en retour, soumis à la méthode scientifique, avec ce qu'elle comporte de contre-intuitif. « Souvent, le résultat au violon me paraît bizarre, car on ne joue plus comme ça de nos jours. Et pourtant, on ne peut pas le rejeter tout de suite, simplement parce qu'on n’y est pas habitué... Il est possible qu'Ysaÿe ait joué de cette manière à son époque. La méthode scientifique aide à garder l'esprit ouvert. » Et permet de retrouver ce qui pouvait sembler définitivement perdu : le pur présent d'un geste, d'une vibration.

L'erreur méthodologique à ne pas commettre ?

« L'erreur, dans mon cas, ce serait de trop faire pencher la balance soit du côté de l'art, soit du côté de la méthode scientifique. Pour exposer les résultats de ma recherche, je dois donner un concert. Mais la première fois que j'ai réalisé cet exercice, je voulais tellement montrer certains gestes qu'il y avait quelque chose de très artificiel dans mon jeu. D'un autre côté, je crains toujours de ne pas aller assez loin dans la recherche. Il faut trouver un équilibre entre les deux. »

L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique

 


Le terrain du droit

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Le terrain du droit

 

On fait du droit. On applique le droit. Ou on le fait respecter. Mais faire des recherches en droit ? À l’avant-garde des nouvelles pratiques, Diane Bernard et Christine Frison nous éclairent sur cette discipline plutôt méconnue.

Chercheuse en sciences juridiques ? Voilà qui, souvent, provoque un froncement de sourcils sur un regard interrogateur. Pourtant, on le sait, tout est matière à réflexion, sujet à analyse, à dissection, à évaluation. Le droit dans tous ses aspects – son élaboration, ses interrelations, ses applications, ses impacts, etc. – est un (vaste) champ d’études. La recherche en sciences juridiques est souvent un travail d'interprétation : déterminer avec précision la signification (souvent évolutive) d’une règle, ce qu’a voulu dire son auteur, ce que les acteurs tâchent d’en tirer. Le matériau principal de recherche est alors l’écrit : les instruments juridiques, leurs travaux préparatoires, tout ce qui émane des cours et tribunaux (jugements, arrêts...), ainsi que la doctrine, c’est-à-dire les publications commentant et interprétant les décisions des juges ou des politiques.

Mais la recherche étudie aussi les évolutions du droit. Dans ce cadre, elle s’intéresse premièrement aux nouveaux objets juridiques, c'est-à-dire aux champs où il y a peu ou pas de règles et où la question est de savoir comment on va réglementer (climat, revendications sociales d'un groupe qui s’était peu ou pas fait entendre avant, etc.). Deuxièmement, la recherche peut se pencher sur les nouvelles façons de faire du droit, par exemple sur la place donnée à l'incitation plutôt qu’à la contrainte, les manières de penser les régulations à des niveaux différents depuis la coopérative locale jusqu’à la multinationale. Troisièmement, elle s’intéresse à l'amélioration de ce qui se fait déjà pour contribuer au progrès social (en abordant le droit sous l'angle des féminismes, par exemple).

Law in action

Christine Frison, Chargée de recherches FNRS à l’UCLouvain, et Diane Bernard, Promotrice d’un Projet de recherches FNRS à l’USL-B, ont ce désir scientifique en commun de ne plus s'arrêter au « law in the books », mais d'étudier aussi le « law in action ». Cerner, comprendre comment se rencontrent les règles et les pratiques. C'est lors de sa recherche doctorale que Christine Frison, spécialiste en droit de l’environnement, est venue buter sur les faits. Sa thèse portait sur les systèmes de gouvernance dans le cadre du « Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ». Un texte visant à préserver les variétés de semences au niveau international via un système de gestion collective unique en droit international. En assistant aux négociations, elle se rend compte que ce qui est établi en théorie, à savoir « 1 État = 1 voix », ne s'applique pas parfaitement en pratique, un État n'ayant pas la même voix qu'un autre, c'est-à-dire pas le même effet, la même portée. Si le Canada parle ou si Sao Tomé-et-Principe parle, cela n'a pas du tout le même poids. Voilà qui faussait ses résultats. Pour sortir de l'ornière, la chercheuse se tourne vers d'autres méthodologies de recherche en sciences sociales. « J'ai vraiment été puiser dans plusieurs autres disciplines : sociologie, anthropologie, philosophie éthique, sciences politiques... Et j’ai appliqué la rigueur scientifique propre à ces disciplines-là pour traduire et exprimer la complexité que j'observais et que seules mes lunettes de juriste ne me permettaient pas d’exprimer avec la rigueur et l’objectivité que je souhaitais », précise-t-elle. De la recherche monodisciplinaire, elle passe donc à la recherche interdisciplinaire.

 


Christine Frison, Chargée de recherches FNRS, Institut pour la recherche interdisciplinaire en sciences juridiques (JURI), UCLouvain

« Mes lunettes de juriste seules ne me permettaient pas d’exprimer la complexité que j’observais. »

Se décentrer

Diane Bernard, spécialisée en philosophie du droit et codirectrice du Séminaire Interdisciplinaire d'Études Juridiques (SIEJ), a dès le départ mené un double cursus. En droit et en philosophie. « Être toujours entre deux eaux engendre une humilité. Car c’est inconfortable de se trouver entre l’expertise la plus pointue et la volonté de faire des liens, d’essayer de comprendre les questions transversales. J’y réponds par la collaboration collective. C’est extrêmement exigeant, c’est énormément de travail, mais c’est ce qui m’intéresse », souligne la Professeure de l’Université Saint-Louis - Bruxelles. Le SIEJ a depuis toujours mené la recherche en droit sous l'étendard de l’interdisciplinarité et Diane Bernard y a été « biberonnée ». « L’idée fondamentale, c’est que pour faire de la recherche en droit, on doit prendre très au sérieux le discours des juristes et donc comprendre les technicités, les réflexes, les références purement juridiques, mais qu’à la fois on ne peut comprendre le phénomène juridique qu’en se décentrant et en allant nourrir le regard d’autres connaissances. Pour moi, c’est surtout par la philosophie, mais aussi de plus en plus par les méthodes empiriques de la sociologie. »

 


Diane Bernard, Professeure et promotrice PDR-FNRS, Faculté de Droit, USL-B

« On ne peut comprendre le phénomène juridique qu’en se décentrant. »

Car, comme pour Christine Frison, le terrain est pour Diane Bernard une dimension incontournable. Impossible de s’en tenir aux textes : il est nécessaire de s’intéresser au vécu des justiciables et des juristes. Ne pas s’arrêter aux grands principes mais aller voir comment cela se passe dans la vie. Sous l’angle du genre pour Diane Bernard, sous l’angle de la relation humain-nature pour Christine Frison.

La complexité du vécu

Dans son deuxième post-doctorat, cette dernière explore en effet un réseau alternatif de production agricole en Europe. « Je vais m’immerger dans le Réseau Meuse-Rhin-Moselle et travailler avec eux pour comprendre comment ils mettent en place des filières de production alternatives au système dominant en Belgique. Je vais analyser la mise en place de la filière de blé panifiable bio et la filière de maraîchage depuis la semence jusqu’à la vente du produit. L’idée étant de rendre visibles toutes les difficultés et les contraintes que ces acteurs rencontrent et qui incluent donc des obligations juridiques telles que la certification des semences pour pouvoir les commercialiser, l’obligation d’étiquetage, etc. », expose Christine Frison. Voilà qui l’enthousiasme mais qui ne va pas faciliter sa vie de chercheuse. Ne pas rentrer dans les cases, cela signifie plus de difficultés à être comprise, publiée et financée…

Mais pour elle comme pour Diane Bernard, une méthodologie interdisciplinaire faisant une large place au terrain est le gage d’une meilleure appréhension et compréhension de la complexité et de l’aspect mouvant de leur sujet d'étude. Elle permet de même l'indispensable prise en compte des biais cognitifs à l’œuvre. Toutes deux estiment pouvoir mener ainsi une recherche plus objective et plus rigoureuse car croiser les méthodologies de différentes sciences vient renforcer la solidité de leur recherche puisqu’elle est sans cesse questionnée, mise au défi par d’autres points de vue.

Madeleine Cense

 

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Un cas d’école

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Un cas d’école

 

Parce qu’elle ne répond pas aux critères de scientificité couramment admis – falsifiabilité, prédictibilité, universalité des lois, validation expérimentale… –, la validité des recherches en sociologie et sciences sociales a souvent été, comme d’autres, remise en question. Elle n’en reste évidemment pas moins une science, avec ses propres objets, méthodes et enjeux.

Quand on leur soumet la proposition[1] d’une sociologie fondamentale adhérant à un modèle unique de science, visant à produire des lois et modèles reproductibles sur le social (indépendamment des intentions individuelles), les deux chercheurs que nous avons rencontrés ne cachent pas leur scepticisme. « Une sociologie qui ferait abstraction de ce que pensent les individus, c’est le contraire même de la sociologie. Les êtres humains ont une capacité d’agir, de résister, de vivre individuellement et collectivement, qui est irréductible à des lois universelles », analyse le sociologue Marco Martiniello, Directeur de recherches FNRS à l’ULiège. La politologue Florence Delmotte, Chercheuse qualifiée FNRS à l’USL-B explique à son tour que « les sciences sociales ont leurs méthodes propres, parce qu’elles ont leurs objets propres. C’est logique que les méthodes pour étudier les phénomènes qui ont du sens et font histoire ne soient pas les mêmes que celles pour étudier les phénomènes physiques, biologiques ou chimiques ». Tous deux s’accordent à dire que la scientificité de la sociologie ne dépend pas d’une méthode appliquée à la lettre, mais d’une pluralité de méthodes et, surtout, de la remise en question constante de celles-ci et des postures de recherche.

 


Marco Martiniello
, Directeur de recherches FNRS, Centre d'Etudes de l'Ethnicité et des Migrations (CEDEM), ULiège

« Une sociologie qui ferait abstraction de ce que pensent les individus, c’est le contraire même de la sociologie. »

Du quantitatif au qualitatif

Marco Martiniello s’intéresse notamment aux formes d’expression artistique des populations migrantes et minoritaires. Il mobilise majoritairement des méthodes qualitatives – entretiens approfondis, observations participantes, focus groupes… Il avait pourtant commencé comme quantitativiste : « Ma première recherche portait sur la démocratisation du public de l’opéra, qu’on cherchait à évaluer via une grande enquête quantitative par questionnaires : on a pu établir des pourcentages de participants, dégager des profils, etc. Mais ce n’était pas satisfaisant : on ne savait pas ce qui se cachait derrière un "oui, non, je ne sais pas", derrière un refus de participer. Si l’on veut saisir le sens que les individus donnent à leurs actions, il faut aller beaucoup plus loin : dans le dialogue, voire vers une co-création de savoirs. » Florence Delmotte abonde dans ce sens. « Parfois, on se rend compte que les questions posées dans les sondages, dont on déduit un arsenal de conclusions, reflètent davantage les préoccupations de l’enquêteur par rapport à son objet que celles du public visé. »

 


Florence Delmotte, Chercheuse qualifiée FNRS, Centre de Recherche en Science Politique (CReSPo), USL-B

« Il n’y a pas de lecture universelle ou neutre. Cela demande de se questionner sur notre propre position. »

Tous deux valorisent donc la complémentarité des approches et la combinaison des méthodes : les méthodes qualitatives donnent corps, creusent le sens et réorientent les méthodes quantitatives ; celles-ci apportent des images à grande échelle, des directions générales, permettent de situer les données récoltées au moyen des méthodes qualitatives. Si les deux chercheurs partagent une même vision de la sociologie, les méthodes de Florence Delmotte sont assez différentes, à cheval entre la théorie politique et la sociologique. Membre de l’Institut des études européennes, la chercheuse mobilise les travaux de sociologie historique de Norbert Elias pour penser l’intégration européenne et les rapports des individus à l’Europe. Ses premiers travaux étaient exclusivement théoriques, mais elle précise : « Ne pas faire de terrain ne signifie pas qu’un travail n’a pas d’objet ni de méthode : les miens étaient la théorie même et la question de l’intégration européenne. J’ai adopté la méthode herméneutique : essayer de comprendre le sens des textes, celui qu’ont voulu leur donner leurs auteurs, avant de les utiliser, de les interroger, de les mettre en dialogue et de les actualiser. »

L’objectivité comme horizon

C’est là l’une des spécificités des sciences sociales et de leurs enjeux : tant dans l’approche théorique qu’empirique, le chercheur, impliqué dans le monde social, ne peut s’extraire de son objet – il n’est dès lors jamais « neutre ». L’objectivité du savoir reste néanmoins à l’horizon de la recherche. « La réflexivité face à ses propres positionnements est l’une des conditions de "l’objectivité" en sciences sociales. Je pense qu’il est vain de mettre à distance sa subjectivité, mais qu’il faut au contraire l’expliciter et l’incorporer à la réflexion », explique Marco Martiniello. Cette question, il se la pose chaque jour, lui-même intimement lié à son objet de recherche : « Il a toujours été clair que le fait d’étudier les migrations était lié à mon histoire familiale, mais je ne m’en suis pas contenté. Je reconnais cette subjectivité, mais cela ne conditionne pas nécessairement les analyses. » Tout en insistant : le bagage d’une seule discipline et d’une seule approche méthodologique est insuffisant pour en faire le tour.

Les deux chercheurs ont travaillé au sein d’équipes pluridisciplinaires, une richesse de points de vue qu’ils considèrent non seulement utile, mais indispensable. Dans ses recherches ultérieures sur les dispositifs de démocratie participative à Bruxelles, Florence Delmotte a ainsi travaillé empiriquement aux côtés de politologues, de sociologues, d’anthropologues, mais aussi d’acteurs de terrain. Un « détour par la participation » qui lui a permis de prendre conscience des limites liées à la posture de recherche. Les risques en sciences sociales sont, selon elle, fidèles à la tradition éliasienne de s’enfermer à la fois dans ses propres méthodes (l’hyperspécialisation) et dans une approche synchronique (le présentisme). « Le présent est relié au passé et à l’avenir. Ne pas en tenir compte, c’est une abstraction qui ne correspond pas à la réalité. » Ainsi, mobiliser des auteurs morts au siècle dernier – eux-mêmes ancrés dans une perspective historique – pour comprendre l’intégration européenne, offre pour elle la force du décalage, même si cela semble paradoxal : « Cela nous permet par exemple d’interroger la radicale originalité du projet européen, de remettre en perspective la construction européenne avec d’autres processus d’intégration historiques. »

Recherche et engagement

Une autre critique à l’égard de la scientificité de la sociologie prend de l’ampleur actuellement et est portée notamment par Gérald Bronner[2] et Nathalie Heinich[3], eux-mêmes sociologues. Ces auteurs dénoncent la pénétration d’idéologies dans le champ scientifique, dont la spécificité serait de « se donner la connaissance comme fin en soi, et non une visée d’amélioration morale ou politique de la société », opposant par-là posture scientifique et engagement militant (qui impliquerait des biais de confirmation idéologique). Pour Marco Martiniello, « il faut se méfier en sciences sociales des postures qui dénoncent l’engagement politique des chercheurs, parce qu’elles témoignent souvent d’une autre forme d’engagement. Il pourrait s’agir de tentatives de discréditer certains discours dans un climat politique particulier. » Il se reconnaît volontiers lui-même comme « chercheur engagé » : « Le simple fait d’être sociologue, d’autant plus dans un domaine sensible, fait de moi quelqu’un d’engagé. Car je pense que l’objectif des sciences sociales n’a jamais été la connaissance en soi, mais la production de savoirs qui pourront conduire à l’action en vue de l’amélioration du sort de l’humanité. Bien sûr, je distingue mes activités militantes et académiques, à l’aide justement de méthodes rigoureuses et de réflexivité. Mais rester neutre est illusoire. Comment rester de glace, quand on voit des bateaux sombrer dans la mer ? On ne travaille pas avec des pommes qui tombent à terre ! » Les deux chercheurs en arrivent à la même conclusion : en termes de validité scientifique, davantage que les écueils idéologiques, le vrai danger relève peut-être du système académique. « Les pressions à la rentabilité, à multiplier les publications et à accumuler les projets, impactent le choix des objets et des méthodes, poussent à aller trop vite. C’est cela qui menace la recherche scientifique ». Florence Delmotte conclut : « Au FNRS, nous sommes relativement protégés, mais cela doit continuer ».

Delphine Pouppez

 

[1] Voir les travaux du sociologue Dominique Raynaud.

[2] Bronner, Gérald ; Géhin, Étienne. Le danger sociologique. Presses Universitaires de France (2017).

[3] Heinich, Nathalie. "Ce que le militantisme fait à la recherche." Paris : Tracts Gallimard (2021).

 

L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique

 


Le délicat équilibre entre théorie et expérimentation

FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro

Dossier

 

Le délicat équilibre entre théorie et expérimentation

 

Si le va-et-vient entre théorie et expérimentation constitue la démarche de base de la recherche en physique, de multiples approches coexistent en son sein. Passage en revue avec deux chercheurs FNRS : Thomas Hambye, physicien théoricien spécialiste des particules élémentaires, et Andrea Giammanco, lui aussi physicien des particules mais expérimentateur.

Un profane peu habitué à la recherche imaginera sans doute le théoricien échafaudant dans son bureau une théorie savante, basée sur des phénomènes naturels observés, à charge de ses collègues expérimentateurs de la vérifier au cours d’expériences… Il peut certes y avoir du vrai dans cette présentation un peu caricaturale mais le travail quotidien de Thomas Hambye, Directeur de recherches FNRS à l’ULB, et d’Andrea Giammanco, Maître de recherches FNRS à l’UCLouvain, est bien plus collaboratif et les découvertes ne surgissent pas toujours d’où on l’imagine. « En physique, il n’existe certainement pas une unique "démarche scientifique" mais de multiples approches bien souvent complémentaires », affirme d’emblée Thomas Hambye. Il faut dire que les deux chercheurs travaillent dans un domaine – celui des particules – qui est d’une incroyable richesse et a la spécificité d’être bâti sur deux principes très contraignants : la relativité et la mécanique quantique, qui ont permis la prédiction d’une série impressionnante de phénomènes nouveaux.

 


Thomas Hambye, Directeur de recherches FNRS, Unité de recherche en Physique théorique (PTH), ULB

« Les théoriciens se doivent de s’impliquer de plus en plus dans les grandes collaborations expérimentales. »

Certaines prédictions découlent essentiellement de ces principes sans que la motivation première soit l’explication d’anomalies expérimentales. Les essais d’Einstein d’explication relativiste de la gravitation ont débouché sur la théorie de la relativité générale et le physicien Dirac prédit « simplement » l’existence de l’antimatière en cherchant à décrire l’électron de manière relativiste et quantique. Mais, dans d’autres cas, des prédictions ont été faites en essayant avant tout d’expliquer des phénomènes observés, par exemple l’existence du neutron (en 1920, Rutherford émet l’hypothèse d’une sorte d’atome neutre qui ne serait pas de l’hydrogène et sa découverte est peu après attribuée à Chadwick en 1932), des neutrinos (Pauli postule l’existence du neutrino en 1930, qui ne sera mis en évidence qu’en 1956), du boson Z et du nouveau type d’interaction faible associé, ou encore du boson de Brout-Englert-Higgs (prédit en 1964 et observé en 2012, une découverte que l’on doit notamment au Belge François Englert, promoteur de nombreux chercheurs et projets de recherche FNRS, et qui lui a valu en 2013 le Prix Nobel de physique).

L’expérience a toujours le dernier mot

La démarche inverse est évidemment possible : des découvertes sont réalisées lors d’expériences qui ne leur sont pas du tout dédiées au départ. Ainsi quand, en 1964, Penzias et Wilson braquent leur antenne des Bell Laboratories vers le ciel, ils veulent étudier les communications par satellite : ils trouveront le bruit de fond cosmique de l’univers si important pour en comprendre les premiers instants et les propriétés. Il arrive aussi bien sûr que des découvertes expérimentales soient faites alors qu’elles n’étaient pas spécialement prédites par la théorie. On relèvera ici en particulier les évidences actuelles pour l’existence de la matière noire et de l’énergie noire. « Ceci montre à quel point ces approches, qui vont du presque entièrement théorique au presque purement expérimental, sont complémentaires, et toute stratégie de recherche globale doit chercher le juste équilibre entre ces approches (vaste sujet…) », conclut Thomas Hambye.

Travaillant le plus souvent au CERN, le Laboratoire européen pour la physique des particules, sur des expériences qui se déroulent sur le LHC (Large Hadron Collider ou grand collisionneur de hadrons, l'accélérateur de particules le plus puissant au monde), Andrea Giammanco en vient parfois à regretter cette puissance prédictive de la physique théorique : « Pour décrire les particules élémentaires de la matière et leurs interactions, il existe un modèle théorique, le Modèle Standard. Il fonctionne très bien mais il a des limites ; par exemple, il ne permet pas d’expliquer la matière noire pourtant prédominante dans l’univers. Alors nous, ce qu’on cherche surtout, c’est comment prendre ce modèle en défaut pour, peut-être, permettre d’avancer vers une autre théorie. Quand le boson de Brout-Englert-Higgs a été découvert, nous avons presque regretté qu’il soit aussi conforme aux prédictions du Modèle Standard ! » Pour progresser, il faut donc adopter d’autres tactiques. Se faire constamment « l’avocat du diable » ; traquer les biais est un devoir éthique indispensable que soulignent les deux physiciens. Des biais en physique ? On s’attendrait plutôt à leur existence dans les sciences humaines. Mais il n’en est rien. « Le design des accélérateurs de particules est un fameux biais pour nous, reconnait Andrea Giammanco. Le fait de les dessiner pour telle échelle d’énergie influence déjà ce qu’on va trouver ».

 


Andrea Giammanco, Maître de recherches FNRS, Institut de recherche en mathématique et physique (IRMP), UCLouvain

« Nous, ce qu’on cherche surtout, c’est comment prendre le Modèle Standard en défaut pour, peut-être, permettre d’avancer vers une autre théorie. »

Autre biais, plus inattendu sans doute : comme l’explique Thomas Hambye, les théoriciens ont longtemps pensé que leurs modèles théoriques globaux favoris devaient être démontrés expérimentalement là où on les attendait, par exemple l’existence de la supersymétrie. Mais en réalité dans ces domaines, rien n’a encore été découvert expérimentalement là où les théoriciens pouvaient s’y attendre, particulièrement à partir d’expériences réalisées au CERN. Une nouvelle approche s’est donc petit à petit mise en place qui consiste à laisser la porte ouverte à ce que Thomas Hambye appelle des possibilités minimales. « À côté des grandes théories qui veulent tout unifier, ou résoudre tous les problèmes à la fois, on regarde aussi quels sont les scénarios minimaux qui pourraient rendre compte d’un phénomène en particulier. »

Un caractère multidisciplinaire inédit

Cette quête de possibilités minimales n’est pas la seule tendance nouvelle dans la démarche des physiciens d’aujourd’hui. Une autre est le caractère résolument multidisciplinaire, totalement inédit jusqu’à ce jour. Une fois encore, la quête de la matière noire, dont la nature reste une inconnue, en est un bon exemple. On touche ici à des aspects cosmologiques, astrophysiques, de physique des particules (recherche au LHC), de simulation informatique, etc. Avec comme conséquence une variété incroyable d’expériences reliées. Des expériences souvent imposantes nécessitant un nombre important d’expérimentateurs travaillant ensemble et générant d’énormes quantités de données. Des caractéristiques qui semblent apporter une dernière évolution dans la démarche des physiciens, particulièrement les théoriciens. Ils se doivent en effet de s’impliquer de plus en plus dans les grandes collaborations expérimentales, une habitude qui s’était quelque peu perdue. Dans la recherche de la matière noire par exemple, ce sont souvent eux qui proposent de nouvelles techniques pour la chercher à des énergies plus faibles que celles tentées jusqu’à aujourd’hui.

À propos des menaces qui pèsent sur la démarche scientifique à l’heure de la crise sanitaire et de l’incessant défilé des experts devant les caméras, Andrea Giammanco aime à citer l’histoire du dernier Prix Nobel de physique, l’Italien Giorgio Parisi, récompensé pour ses travaux sur les systèmes complexes. Dès le début de la pandémie, il s’est mis au service de la société, cherchant avec humilité à appliquer ses travaux au domaine de l’épidémiologie : « les scientifiques doivent sans doute commencer par dialoguer davantage entre eux, à apprendre les uns des autres. Dire "laissez-nous tranquilles, on travaille" est la pire des erreurs. » « Certaines méthodes utilisées en physique mériteraient de l’être probablement davantage ailleurs », conclut Thomas Hambye.

Henri Dupuis

 

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