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FNRS.news 124 - Sur les traces de la méthode scientifique

Entre mers et aquariums

FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro

Dossier

 

Entre mers et aquariums

 

Difficile d'installer un laboratoire au fond des mers. Pour étudier les vivants qui peuplent les eaux, qu'il s'agisse de phoques ou de coraux, la recherche en biologie marine privilégie le prélèvement rigoureux d'échantillons. Leur analyse n'exige pas moins de précautions.

Krishna Das, Maître de recherches FNRS à l'ULiège, est biologiste et océanographe. Ses recherches portent principalement sur la bioaccumulation des polluants en milieux marins, en particulier chez les prédateurs, poissons et mammifères. « La première difficulté méthodologique est l'accès aux échantillons, raconte-t-elle. Cela nécessite de collaborer avec des personnes qui connaissent très bien le terrain et peuvent y accéder. Il faut aussi pouvoir prendre ces échantillons sans faire de mal à ces animaux. » La chercheuse collabore par exemple avec le Département de médecine vétérinaire de l'Université d'Hanovre (Allemagne). « Leur centre de recherches sur la mer du Nord donne accès à des colonies de phoques communs, en plus des animaux capturés accidentellement dans des filets de pêche. Ils réalisent aussi des autopsies et prélèvent des tissus comme le sang, les poils, le lard, le foie, qui me permettent ensuite de réaliser des analyses en laboratoire. »

 


Krishna Das
, Maître de recherches FNRS, Freshwater and Oceanic science Unit of research (FOCUS), ULiège

« Chaque animal a eu toute une vie avant d'arriver entre mes mains. »

Plongée scientifique

Pour obtenir ses échantillons, Mathilde Godefroid, Boursière FRIA à l'ULB sous la direction de Philippe Dubois (Directeur de recherches FNRS à l’ULB) et de Laetitia Hédouin (Chargée de recherches au CNRS, en France), va elle-même à la pêche aux coraux noirs. « Les coraux noirs se différencient des coraux récifaux car leur squelette n’est pas calcaire et la plupart ne vivent pas en symbiose avec des microalgues photosynthétiques », explique-t-elle en préambule. Très importants pour la biodiversité, ils peuvent former des forêts sous-marines à des profondeurs beaucoup plus importantes que les récifs coralliens, jusqu'à 8600 mètres. La chercheuse se rend régulièrement sur place, pour quelques semaines ou quelques mois, en collaboration avec un institut local de recherche. « Je suis allée à Madagascar (océan Indien), en Polynésie française (océan Pacifique), à Banyuls-sur-Mer dans le sud de la France (mer Méditerranée) et aux îles Canaries (océan Atlantique). » Grâce à son brevet de plongée scientifique, Mathilde Godefroid récolte de sa propre main les boutures de coraux, pourvu qu'il ne faille pas descendre au-delà de 30 mètres, la limite autorisée par ce brevet. « Quand il faut aller plus profond, nous collaborons avec des plongeurs techniques et leur expliquons ce que nous cherchons. On remonte alors avec nos coraux noirs dans des sacs en plastique, on les met dans un frigobox puis on les ramène dans les aquariums qui sont prêts à les recevoir dans les bonnes conditions. Il ne faut pas trop traîner pour que les coraux soient le moins stressés possible. »

 


Mathilde Godefroid, Boursière FRIA/FNRS, Unité de recherche en Biologie marine (Biomar), ULB

« C'est une des grandes questions en recherche : est-ce que ce qu'on observe n'est pas lié aux conditions expérimentales ? »

Krishna Das a de son côté collaboré avec une équipe de l'île de la Réunion, dans le cadre de ses études sur les baleines à bosse. « Pendant plusieurs mois, ces scientifiques suivent sur un bateau les baleines à bosse pendant leur temps de résidence dans les tropiques. Ils récoltent des biopsies, grâce à des arbalètes munies de flèches creuses qui permettent de prélever de la peau et du lard. » Ces échantillons permettent d'obtenir de nombreuses informations, notamment sur les concentrations en polluants lipophiles (qui s'accumulent préférentiellement dans les graisses), ou en mercure (qui s'accumule plutôt dans la peau). « La difficulté est d'obtenir des échantillons de qualité et en quantité suffisante. Avoir les échantillons de cinq baleines, ça ne suffit pas. L'autre limitation méthodologique, c'est le coût de l'analyse. Les techniques évoluent sans cesse pour analyser de nouveaux polluants, des concentrations plus faibles. Si je veux analyser les composés apparentés aux dioxines par exemple, je dois compter entre 300 et 500 euros par échantillon. Donc si je veux un bel échantillonnage, par exemple sur une vingtaine de baleines, cela peut être rédhibitoire. »

Biographie animale

Une fois les échantillons obtenus, c’est un autre défi méthodologique qui commence : comprendre ce qu’ils ont à nous dire. Impossible par exemple, pour Krishna Das, de tirer des conclusions significatives sur les concentrations en polluants sans savoir à qui elle a affaire. « La peau permet l'analyse de différents marqueurs génétiques ou écologiques. On peut par exemple réaliser un sexage pour savoir si on a affaire à un mâle ou à une femelle ou obtenir des informations sur le régime alimentaire de l'individu, explique-t-elle. Car chaque animal a eu toute une vie avant d'arriver entre mes mains : il faut apprendre un maximum de choses sur cette vie pour comprendre au mieux les données. Par exemple savoir si l'échantillon vient d'un mâle ou d'une femelle est vraiment important puisque, à chaque grossesse et à chaque lactation, les femelles transfèrent une partie de leur charge en polluants à leur jeune. » Ces femelles sont donc beaucoup moins contaminées que les mâles, non pas parce qu'elles vivent dans un environnement plus propre mais parce qu'elles ont transmis une partie des polluants à leur progéniture. Ou comment ce qui pourrait sembler une bonne nouvelle, à bien y regarder, n'en est pas une…

Chaque analyse nécessite donc une sorte d'enquête biographique préliminaire, une démarche spécifique à l'étude de la faune sauvage. « Si vous étudiez l'influence des polluants en aquarium, vous allez mettre la moitié des poissons dans un aquarium sans polluants et l'autre dans un aquarium avec des polluants, poursuit Krishna Das. Mais vous allez les choisir tous de même sexe, nés la même année et vous allez veiller à ce qu'ils mangent tous la même chose, qu'ils soient à même température et qu'ils aient le même temps de luminosité. » Il va de soi qu'on ne peut procéder de la même manière avec les baleines ou les phoques, qui sont d'ailleurs des animaux protégés. La littérature scientifique permet heureusement de ne pas toujours tout reprendre de zéro, en dépit des évolutions environnementales. « Si je prends le cas du mercure chez les phoques, je sais par la littérature que le mercure va s'attaquer au système immunitaire, je connais ses caractéristiques : je peux donc extrapoler sous certaines conditions. Si les polluants ne sont pas connus, il est aussi possible de travailler sur d'autres modèles en laboratoire : certains chercheurs travaillent ainsi sur des visons exposés à plusieurs polluants pour comprendre les processus de contamination et les voies biochimiques de toxicité. »

Conditions d’expérimentation

Mathilde Godefroid passe quant à elle de longs moments devant ses aquariums, afin d’étudier le comportement des coraux noirs selon différents scénarios de réchauffement. Ses recherches ne portent pas classiquement sur les mondes marins tels qu'ils sont, mais tels qu'ils pourraient devenir. « On se base sur les scénarios de prédiction de réchauffement du GIEC. On cherche à identifier le point de bascule physiologique, c'est-à-dire la température au-delà de laquelle la survie des coraux noirs est menacée. On peut augmenter progressivement la température ou au contraire susciter des stress aigus pour voir ce qui est toléré ou non par telle ou telle espèce. » Jour après jour, la chercheuse « monitore » ses coraux : nécrose des tissus, taux de respiration des boutures, contractions des polypes, production de mucus, réponses anti-oxydantes des cellules... « Tous ces paramètres permettent d'avoir une idée du niveau de stress généré. » Bien sûr, la difficulté est de ne pas interpréter certains signes comme des conséquences de l'augmentation de température quand ils seraient seulement la résultante de l'extraction des coraux de leur milieu naturel. C'est pourquoi il est nécessaire d'avoir toujours un aquarium « contrôle » qui reproduit l'environnement actuel des coraux... quoiqu’imparfaitement. « C'est l'une des grandes questions en recherche : est-ce que ce qu'on observe n'est pas lié aux conditions expérimentales ? Je vois bien quand je plonge que le corail est dans un milieu rempli d'interactions biologiques et que je ne suis pas capable de les recréer dans les aquariums. C'est en prenant cela en compte qu'on avance », conclut Mathilde Godefroid. Plonger en eaux troubles pour gagner en rigueur : une certaine idée de la méthode scientifique.

Julie Luong

 

L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique