FNRS.news 124 - Le flipbook du numéro
Dossier
Le délicat équilibre entre théorie et expérimentation
Si le va-et-vient entre théorie et expérimentation constitue la démarche de base de la recherche en physique, de multiples approches coexistent en son sein. Passage en revue avec deux chercheurs FNRS : Thomas Hambye, physicien théoricien spécialiste des particules élémentaires, et Andrea Giammanco, lui aussi physicien des particules mais expérimentateur.
Un profane peu habitué à la recherche imaginera sans doute le théoricien échafaudant dans son bureau une théorie savante, basée sur des phénomènes naturels observés, à charge de ses collègues expérimentateurs de la vérifier au cours d’expériences… Il peut certes y avoir du vrai dans cette présentation un peu caricaturale mais le travail quotidien de Thomas Hambye, Directeur de recherches FNRS à l’ULB, et d’Andrea Giammanco, Maître de recherches FNRS à l’UCLouvain, est bien plus collaboratif et les découvertes ne surgissent pas toujours d’où on l’imagine. « En physique, il n’existe certainement pas une unique "démarche scientifique" mais de multiples approches bien souvent complémentaires », affirme d’emblée Thomas Hambye. Il faut dire que les deux chercheurs travaillent dans un domaine – celui des particules – qui est d’une incroyable richesse et a la spécificité d’être bâti sur deux principes très contraignants : la relativité et la mécanique quantique, qui ont permis la prédiction d’une série impressionnante de phénomènes nouveaux.
Thomas Hambye, Directeur de recherches FNRS, Unité de recherche en Physique théorique (PTH), ULB
« Les théoriciens se doivent de s’impliquer de plus en plus dans les grandes collaborations expérimentales. »
Certaines prédictions découlent essentiellement de ces principes sans que la motivation première soit l’explication d’anomalies expérimentales. Les essais d’Einstein d’explication relativiste de la gravitation ont débouché sur la théorie de la relativité générale et le physicien Dirac prédit « simplement » l’existence de l’antimatière en cherchant à décrire l’électron de manière relativiste et quantique. Mais, dans d’autres cas, des prédictions ont été faites en essayant avant tout d’expliquer des phénomènes observés, par exemple l’existence du neutron (en 1920, Rutherford émet l’hypothèse d’une sorte d’atome neutre qui ne serait pas de l’hydrogène et sa découverte est peu après attribuée à Chadwick en 1932), des neutrinos (Pauli postule l’existence du neutrino en 1930, qui ne sera mis en évidence qu’en 1956), du boson Z et du nouveau type d’interaction faible associé, ou encore du boson de Brout-Englert-Higgs (prédit en 1964 et observé en 2012, une découverte que l’on doit notamment au Belge François Englert, promoteur de nombreux chercheurs et projets de recherche FNRS, et qui lui a valu en 2013 le Prix Nobel de physique).
L’expérience a toujours le dernier mot
La démarche inverse est évidemment possible : des découvertes sont réalisées lors d’expériences qui ne leur sont pas du tout dédiées au départ. Ainsi quand, en 1964, Penzias et Wilson braquent leur antenne des Bell Laboratories vers le ciel, ils veulent étudier les communications par satellite : ils trouveront le bruit de fond cosmique de l’univers si important pour en comprendre les premiers instants et les propriétés. Il arrive aussi bien sûr que des découvertes expérimentales soient faites alors qu’elles n’étaient pas spécialement prédites par la théorie. On relèvera ici en particulier les évidences actuelles pour l’existence de la matière noire et de l’énergie noire. « Ceci montre à quel point ces approches, qui vont du presque entièrement théorique au presque purement expérimental, sont complémentaires, et toute stratégie de recherche globale doit chercher le juste équilibre entre ces approches (vaste sujet…) », conclut Thomas Hambye.
Travaillant le plus souvent au CERN, le Laboratoire européen pour la physique des particules, sur des expériences qui se déroulent sur le LHC (Large Hadron Collider ou grand collisionneur de hadrons, l'accélérateur de particules le plus puissant au monde), Andrea Giammanco en vient parfois à regretter cette puissance prédictive de la physique théorique : « Pour décrire les particules élémentaires de la matière et leurs interactions, il existe un modèle théorique, le Modèle Standard. Il fonctionne très bien mais il a des limites ; par exemple, il ne permet pas d’expliquer la matière noire pourtant prédominante dans l’univers. Alors nous, ce qu’on cherche surtout, c’est comment prendre ce modèle en défaut pour, peut-être, permettre d’avancer vers une autre théorie. Quand le boson de Brout-Englert-Higgs a été découvert, nous avons presque regretté qu’il soit aussi conforme aux prédictions du Modèle Standard ! » Pour progresser, il faut donc adopter d’autres tactiques. Se faire constamment « l’avocat du diable » ; traquer les biais est un devoir éthique indispensable que soulignent les deux physiciens. Des biais en physique ? On s’attendrait plutôt à leur existence dans les sciences humaines. Mais il n’en est rien. « Le design des accélérateurs de particules est un fameux biais pour nous, reconnait Andrea Giammanco. Le fait de les dessiner pour telle échelle d’énergie influence déjà ce qu’on va trouver ».
Andrea Giammanco, Maître de recherches FNRS, Institut de recherche en mathématique et physique (IRMP), UCLouvain
« Nous, ce qu’on cherche surtout, c’est comment prendre le Modèle Standard en défaut pour, peut-être, permettre d’avancer vers une autre théorie. »
Autre biais, plus inattendu sans doute : comme l’explique Thomas Hambye, les théoriciens ont longtemps pensé que leurs modèles théoriques globaux favoris devaient être démontrés expérimentalement là où on les attendait, par exemple l’existence de la supersymétrie. Mais en réalité dans ces domaines, rien n’a encore été découvert expérimentalement là où les théoriciens pouvaient s’y attendre, particulièrement à partir d’expériences réalisées au CERN. Une nouvelle approche s’est donc petit à petit mise en place qui consiste à laisser la porte ouverte à ce que Thomas Hambye appelle des possibilités minimales. « À côté des grandes théories qui veulent tout unifier, ou résoudre tous les problèmes à la fois, on regarde aussi quels sont les scénarios minimaux qui pourraient rendre compte d’un phénomène en particulier. »
Un caractère multidisciplinaire inédit
Cette quête de possibilités minimales n’est pas la seule tendance nouvelle dans la démarche des physiciens d’aujourd’hui. Une autre est le caractère résolument multidisciplinaire, totalement inédit jusqu’à ce jour. Une fois encore, la quête de la matière noire, dont la nature reste une inconnue, en est un bon exemple. On touche ici à des aspects cosmologiques, astrophysiques, de physique des particules (recherche au LHC), de simulation informatique, etc. Avec comme conséquence une variété incroyable d’expériences reliées. Des expériences souvent imposantes nécessitant un nombre important d’expérimentateurs travaillant ensemble et générant d’énormes quantités de données. Des caractéristiques qui semblent apporter une dernière évolution dans la démarche des physiciens, particulièrement les théoriciens. Ils se doivent en effet de s’impliquer de plus en plus dans les grandes collaborations expérimentales, une habitude qui s’était quelque peu perdue. Dans la recherche de la matière noire par exemple, ce sont souvent eux qui proposent de nouvelles techniques pour la chercher à des énergies plus faibles que celles tentées jusqu’à aujourd’hui.
À propos des menaces qui pèsent sur la démarche scientifique à l’heure de la crise sanitaire et de l’incessant défilé des experts devant les caméras, Andrea Giammanco aime à citer l’histoire du dernier Prix Nobel de physique, l’Italien Giorgio Parisi, récompensé pour ses travaux sur les systèmes complexes. Dès le début de la pandémie, il s’est mis au service de la société, cherchant avec humilité à appliquer ses travaux au domaine de l’épidémiologie : « les scientifiques doivent sans doute commencer par dialoguer davantage entre eux, à apprendre les uns des autres. Dire "laissez-nous tranquilles, on travaille" est la pire des erreurs. » « Certaines méthodes utilisées en physique mériteraient de l’être probablement davantage ailleurs », conclut Thomas Hambye.
Henri Dupuis
L’intro et le sommaire du dossier : Sur les traces de la méthode scientifique